Histoire

14-18, un tournant théologique

01 novembre 2018

Le théologien protestant allemand Paul Tillich (1886-1965) a écrit que la guerre 14-18 marque la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Il estime qu’elle n’a pas seulement apporté de grandes transformations politiques et économiques, mais qu’elle a entrainé aussi d’importants changements culturels, intellectuels et spirituels. Une époque se termine et une nouvelle très différente commence. Le changement a été plus fortement ressenti, semble-t-il, chez les vaincus (les Allemands) que chez les vainqueurs (les Alliés), mais il a été cependant assez généralement perçu.

Avant la guerre, un optimisme plutôt satisfait prédominait (avec des exceptions) dans une Europe fière d’elle-même et de ses réalisations. Il y avait, certes des voix et des analyses divergentes, mais une majorité de gens estimait qu’avaient été posées les bases d’une modernité pacifique et heureuse et qu’il ne restait plus qu’à en poursuivre et en achever la construction. Après la guerre, cette illusion se dissipe, on a le sentiment d’un effondrement et se met en place un pessimisme tourmenté et angoissé qui ne croit plus dans les recettes, formules et solutions du passé. L’avenir qu’on avait cru prometteur devenait menaçant.  
Paul Johannes Tillich (1886-1965) © DR

Un sentiment de faillite

Même si ce bouleversement s’était amorcé antérieurement, la guerre l’amplifie et en rend conscient. Pour beaucoup, les champs de bataille montrent avec évidence que le XIXe siècle se solde par un échec immense et horrible. À ceux qui ont cru au progrès, écrit Albert Schweitzer (1875-1965), la situation actuelle donne la preuve terrible qu’ils se sont trompés. Désormais, on ne parle plus de progrès, mais de crise, note Tillich.
Ce sentiment d’une faillite touche les Églises, catholiques comme protestantes. Elles n’ont pas su, ni peut-être voulu, détourner de la guerre des peuples où les chrétiens étaient majoritaires. Elles ont participé à la propagande belliqueuse d’un côté comme de l’autre. Karl Barth (1886-1968), jeune pasteur suisse, a été révolté de ce que plusieurs de ses professeurs de théologie, parmi les plus connus et les plus respectés, aient signé en août 1914 un « manifeste des intellectuels » défendant la politique et les opérations militaires allemandes (au même moment, des protestants français prennent parti, au nom de l’Évangile, pour le camp des Alliés). Puisqu’ils admettent l’inacceptable, se dit Barth, c’est que leur théologie est mauvaise ; il en conclut que désormais il faut vivre et penser la foi chrétienne autrement.

Un humanisme spiritualiste

Dans les années 1920, de jeunes théologiens et pasteurs rompent avec les orientations de la génération précédente. Ils estiment que si les gens se détournent du message chrétien et ne sont plus touchés par l’Évangile, c’est que ceux qui avaient la responsabilité de l’annoncer et de l’enseigner ont fait fausse route et se sont fourvoyés. Ils leur adressent, parfois avec une brutalité qui a fait choc, deux grands reproches : d’abord, d’avoir surestimé l’être humain et ses capacités en faisant trop confiance à sa bonté et à son intelligence naturelles (d’où la recherche d’une religion sinon raisonnable, du moins accordée avec la raison) ; ensuite d’avoir cherché à établir des correspondances, des convergences voire des alliances entre la foi chrétienne et la culture occidentale (d’où des compromis avec l’ordre social et politique existant). Bref, on les accuse d’avoir prêché non pas l’Évangile, mais un humanisme spiritualiste, plus ou moins inspiré de la philosophie des Lumières (rappelons qu’à la différence de la France, en Allemagne et en Grande-Bretagne, l’idéologie des Lumières n’est pas antichrétienne, même si elle se méfie et s’éloigne des Églises).Cette idéologie s’écarte de la révélation biblique et, de plus, la guerre 14-18 en a tragiquement manifesté l’échec.

Une prédication évangélique

Contre cet humanisme chrétien, dans la ligne qu’ils estiment être celle de la Bible et celle de la Réforme (conviction qu’on sera, par la suite, conduit à tempérer, voire à contester), cette « nouvelle » théologie proclame que Dieu est totalement autre. Comme le dit Esaïe ses pensées ne sont pas nos pensées, ses voies ne sont pas nos voies. Loin d’être le fruit d’une lente progression spirituelle, le message évangélique opère une rupture. On se méprend et on s’égare quand on essaie de le comprendre, comme le fait Auguste Sabatier (1839-1901), le plus grand théologien protestant français de son époque, à partir de la psychologie et de l’histoire. La prédication évangélique se réfère à un événement extraordinaire, incompréhensible, hors norme : Dieu a parlé, il s’est révélé à nous ; tel un météorite venu d’ailleurs, il a fait irruption dans notre monde et dans notre histoire, non pas pour confirmer, achever et couronner ce qu’il y a de mieux dans l’homme, mais pour l’interpeller, l’appeler à se convertir, à renoncer à lui-même et à ses réalisations. 

La transcendance et l’altérité de Dieu contredisent les valeurs humaines. Ces jeunes théologiens disent brutalement à leurs « anciens » : votre religion, toute sincère et fervente qu’elle soit, est péché parce qu’elle se fonde sur l’homme et non sur Dieu. En 1922, Barth, en publiant un retentissant commentaire de l’épître aux Romains devient le porte parole et le chef de file de cette nouvelle théologie. Ceux qui s’en réclament sont loin d’être d’accord en tout avec Barth et au fil des années les différences s’accentueront ; néanmoins ce qu’on appellera peut-être un peu trop vite le barthisme se répandra dans le protestantisme européen et y deviendra, au lendemain de la seconde guerre mondiale, le courant dominant.  

Un renouveau théologique

Un siècle après, comment évaluer ce tournant ? À bien des égards il a été vivifiant, même s’il a été excessif (sans renier ses positions d’alors Barth regrettera à la fin de sa vie d’avoir été aussi cassant) ; on l’a qualifié de « remède de cheval ». Il a incontestablement initié un renouveau théologique et il a eu le mérite d’avoir animé un peu plus tard la résistance chrétienne au nazisme. On doit beaucoup de reconnaissance et de remerciements à ceux qui ont eu le courage de le prendre. Mais leur réaction a été aussi unilatérale et souvent injuste. Sur une route, après un tournant, il faut redresser le volant. On se met aujourd’hui à relire des théologiens oubliés ou négligés à cause de la condamnation portée sur eux ; je pense entre autres à Ernst Troeltsch (1865-1923) ou à Adolf Harnack (1851-1930) en Allemagne et à Wilfred Monod (1867-1943) en France. On s’aperçoit qu’ils ont été souvent caricaturés et qu’ils sont très proches des situations et des problèmes qui sont les nôtres. Tout en tenant compte des critiques et des apports de cette génération d’après 1918, certains théologiens protestants actuels reprennent et actualisent des orientations et des préoccupations qu’elle entendait disqualifier.

André Gounelle

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