Grain de sable

Délicate euphorie

01 octobre 2019

Euphorie. C’est le terme qui vient, en découvrant le chœur final de ce récit de l’évangile de Marc (7.31-37).

© Alexas_Fotos

Celles et ceux qui étaient présents ce jour-là ont uni leurs voix et dit : « Il a bien fait toutes choses ; il fait entendre les sourds et parler les muets ». L’euphorie de ce témoignage est tentante. Elle donne envie de s’y joindre pour se réjouir et louer, nous aussi, celui qui œuvre si bien. Cependant, au fil du récit, des grains de sable sèment le doute : sommes-nous invités à nous tenir dans cette louange-là ou à nous tenir « à l’écart » ?

La question peut paraître déplacée, inconvenante. À première vue, tout porte à la réjouissance : Jésus a répondu à ceux qui l’ont supplié au profit d’un « sourd et bègue », il a restauré sa santé et la description clinique de cette transformation ne laisse planer aucun doute : « aussitôt ses oreilles s’ouvrirent, le lien de sa langue fut délié et il parlait droitement ». Ce dernier verbe, à l’imparfait, inscrit la guérison dans la durée, ce qui incite d’autant plus les témoins à la louange. Le texte pourrait s’en tenir là, puisque le miracle est accompli, reconnu et que, sur le plan littéraire, la structure est bien celle des récits de guérison.

Ces constats relèvent d’une lecture qui survole. Elle reconnaît « la musique », les traits caractéristiques d’un récit de miracle et s’en satisfait. Cette lecture est confortable, car elle confirme et renforce ce que l’on attend communément d’un tel texte et spécialement de Jésus en présence d’un malade. La joie est de plus renforcée, car Jésus incarne et accomplit les promesses et espérances anciennes, colportées notamment par le livre d’Esaïe (35.5-6 ; 50.4-5). Au point que les témoins l’identifient à Dieu à l’œuvre comme sauveur et créateur (Genèse 1.31). Or, si l’on fait preuve d’une lecture plus attentive et que l’on ne se laisse pas seulement bercer par cet air connu et réconfortant, l’étrangeté, jusqu’alors laissée dans l’ombre, fait surface et donne un relief inattendu au récit.

De nombreuses bizarreries attirent le regard et intriguent. En voici quelques exemples : la longue et complexe introduction géographique ; l’extraction du sourd et bègue hors de la foule par Jésus et l’entretien « à l’écart » ; l’intervention thérapeutique qui ne se déroule pas comme demandé et qui est assortie d’une demande adressée, dans un gémissement, « au ciel » en vue de son ouverture ; la prescription faite aux témoins non seulement de ne pas raconter ce qui s’est passé, mais de ne pas parler du tout ; le non-respect de cet interdit malgré les consignes répétées ; le caractère excessif du comportement des témoins et de leur louange. Ces aspérités, introduites par Marc, obligent à interroger les lectures convenues et les représentations qui font l’économie de la confrontation patiente, minutieuse, ouverte au texte.

Au large et à l’écart, ce sont les lieux de Jésus et ceux de son Père à la croix. S’il est sorti, c’est pour aller, pour arpenter, amplement, à l’opposé de procédures immédiates et directes. Les frontières humaines (politiques, religieuses) ne l’arrêtent pas, il les traverse, librement. Il reconnaît cependant ses limites et se tourne vers Dieu, le sollicite, dans une prière, espérant son ouverture agissante. Voilà le lieu de cette rencontre singulière, non pas à deux, mais à trois, à bonne distance de la foule, et ouverte à chacune et chacun des lecteurs de ce récit qui se laisse étonner par ses écarts. Les enjeux et la promesse en sont l’écoute et la parole libérées de ce qui les entrave. Avant que les yeux soient eux aussi guéris, voient parfaitement clair (8.22-26) et soient capables de reconnaissance (15.39).

Sophie Schlumberger.

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