Un enjeu de société

Nous transmettons… les formes de la vie

01 mai 2020

Entre ce que l’on prétend transmettre et ce que l’on transmet effectivement… quels décalages parfois ! Olivier Abel dessine pour nous quelques figures de la transmission aujourd’hui.

Quel cadre poseriez-vous pour introduire cette réflexion sur la transmission ?

J’aimerais formuler trois remarques.

Premièrement : il y a deux fonctions essentielles dans la culture. Une fonction de transmission, avec un rôle de reproduction, de sédimentation et d’intégration cumulative. Et puis une fonction d’innovation, d’invention. Et il faut un équilibre entre la dimension de créativité et celle de « traditionalité » – transmission et tradition disant la même chose pour moi. Ce rapport doit rester créatif, car il n’y a pas d’écarts novateurs sans répétition.

Deuxième remarque : l’« institution », le grand théâtre que sont les institutions dans notre société, a profondément à voir avec la transmission, avec le fait que des individus puissent grandir, prendre une place, puis se déplacer à nouveau pour laisser la place à d’autres. Cette fonction de remplacement est assurée normalement par les institutions. Or aujourd’hui, dans notre société très libérale, on oublie d’assurer cette transmission, ce remplacement.

Troisièmement, il y a actuellement des ruptures technologiques dans les transmissions, qui font que des mémoires entières sont perdues parce que leur mode de transmission est obsolète. Les lettres, par exemple : qui lit encore des lettres ? Avec ces ruptures technologiques, on ne garde du passé que ce que l’on a sélectionné intentionnellement. Or l’archéologie, l’Histoire ne s’appuient pas seulement sur les traces intentionnelles, mais aussi sur les traces involontaires. Et j’ai peur qu’on soit dans une société où tout est uniquement choisi. On croit trop que la transmission est toujours volontaire, alors que pour une grande part, sur laquelle les « nouveaux venus » s’appuient, elle n’est pas maîtrisée.

Dans ce dossier, nous avons souhaité penser à la transmission comme partage…

Belle façon de reprendre la question ! Les générations se chevauchent et ce temps de chevauchement est le temps humain, avec des décalages : on n’a pas tous vécu les mêmes choses et on n’a pas les mêmes points de vue sur le passé et le futur. Chaque génération a sa question, différente. Ce qu’on transmet le mieux, ce sont des formes, des formes vivantes. Il y a en effet des « formes de vie » qui ont une forte capacité de transmission. Des formes de vie… enseignantes, monacales… Ou bien plus petites : une certaine façon de manger ensemble, de cohabiter, des habitudes qui donnent forme à ce qui se partage, et qui ne passent pas forcément par la parole.

Pasolini, dans ses Lettres luthériennes, écrit que la transmission ne se fait pas par les parents, ni par les profs, ni même par les copains, mais par les choses – elle est d’abord perceptive. Le paysage urbain, la forme de la ville où j’habite… me donnent la forme de la réalité. C’est dogmatique, indiscutable : si j’ai grandi dans ce paysage, je ne le discuterai pas, c’est la réalité. Nous sous-estimons sans doute la part muette de la transmission par les « formes ». Mais il faut aussi pouvoir les déconstruire et dire : « non, je ne veux pas ceci ou cela dans mon paysage, ou dans le paysage de mes amis, de mes voisins… »

Un certain protestantisme réformé, très intériorisé, a-t-il su transmettre ou se transmettre ?

Il y a des étapes de la foi. Quand la foi est neuve, elle illumine, mais elle n’est pas encore descendue en soi. Puis elle me transforme, je l’incorpore. À un certain point, elle ne se voit plus. C’est un moment fragile. Elle est tellement à l’intérieur qu’on n’a peut-être plus besoin d’aller au culte, d’être avec la communauté. On la porte très fort. Du coup, on ne transmet pas à ses enfants, ses proches… même si cette foi a des effets réels. Je pense que les vieilles religions, qui rencontrent ce problème très vite, vont donner des crans d’arrêt rituels très forts pour que subsiste une visibilité. Le judaïsme a survécu grâce à cela. Un certain catholicisme aussi. La tradition doit garder des formes rituelles, sensibles, à ce moment-là.

Le protestantisme, qu’il soit « Born again » ou très pudique, est menacé des deux côtés. À l’extrémité « Born again », il y a danger pour la transmission : c’est comme s’il n’y avait rien de cumulable, comme si on était toujours au commencement de tout. À l’autre extrémité, on a un christianisme tellement incorporé à la culture et aux mœurs qu’il n’est plus affiché. En fait, il faudrait ne pas se contenter d’être dans l’un ou l’autre état. Et peut-être recommencer tout le cycle, imaginer être des nouveaux convertis !

Au mot de transmission, on associe la religion, l’identité, le patrimoine immobilier ou financier… Avec la question : peut-on y toucher ? Ou bien est-ce là une matière « sacro-sainte » ?

Pour Platon, au contraire, ce qui est « transmissible » est presque de l’ordre du commercial. On entre dans le sacré lorsqu’on entre dans l’intransmissible. C’est ce qu’on transmet sans le vouloir : les idées, la part de folie ou de divin… qu’on ne maîtrise pas. On peut seulement s’y éveiller mutuellement, en transmettre le désir.

Finalement, qu’est-ce qui rend la transmission des héritages, quels qu’ils soient, difficile aujourd’hui ?

D’un côté, on veut trop transmettre, on ne transmet pas ce qu’on veut… et quelquefois on préfère ne pas transmettre du tout. Et du côté des jeunes, il y a une faiblesse à se déplacer pour prendre un héritage qui semble trop lourd. Alors on préfère jeter l’héritage. Chez Nietzsche, il y a l’idée que pour hériter, il faut pouvoir rompre avec l’héritage : pouvoir dire non, pour pouvoir dire oui. Mais il faut être fort pour cela ! Savoir à quoi on dit non, c’est pouvoir renoncer à beaucoup de choses.

Nous ne devons pas confondre transmission et communication ou information. La transmission porte la dimension de l’« autorisation » : c’est une communication où le geste de l’un autorise l’autre à reprendre ce geste, à continuer, à grandir. Le geste premier déclenche une émancipation : on ne s’émancipe pas seul, mais parce que, de l’extérieur, on a été sorti de soi-même, « éduqué », au sens étymologique, par l’autorité transmise. Une parole nous a été offerte, adressée, pas forcément par quelqu’un de proche. Et elle provoque un effet de libération. Transmettre, c’est toujours ouvrir, offrir à la prise, dire : « Vas-y, prends ! ».



On peut lire https://olivierabel.fr/nuit-ethique-les-proches-et-leurs-liens/la-transmission.php ; http://olivierabel.fr/protestantisme-modernite/crise-de-l-autorite-et-transmission-religieuse.php

Ou encore https://amicale-pasteurs.com/quels-enfants-pour-notre-avenir-guilhen-antier/

Ce que l’on transmet le mieux, ce sont des formes vivantes



Propos recueillis par Séverine Daudé journal Échanges

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