Au fil des textes

Marc 14.1-10 : Quand être rationnel provoque la trahison

26 février 2024

Le récit de la femme versant du parfum sur la tête de Jésus a posé beaucoup de questions. L’évangile de Marc le place à la fin du ministère, comme pour y révéler la grandeur du Messie. Mais l’événement intervient aussi juste avant la trahison de Juda, dont il pourrait être la cause.

Certaines histoires déchaînent les passions. Celle de cette femme inconnue qui interrompt le repas de Jésus et de ses disciples a provoqué l’ire des convives et l’étonnement de générations de chrétiens après eux.

 

La force d’un récit face au choc de l’événement

Sans s’arrêter aux incohérences de la narration, qui permet à tout un chacun d’approcher le cercle restreint des douze, l’énormité du geste est certainement ce qui frappe en premier. À lui seul il contient de quoi révolter les disciples : le parfum versé sur la tête représente le salaire pour nourrir une famille pendant une année.

Les êtres humains aux prises avec la colère transforment parfois leur ressenti en violence, parlant entre eux sans qu’une parole ne soit échangée, pas même ici avec cette femme. Cette absence de parole, systématique dans l’essor de la violence, ne sera rompue que par Jésus.

Car lui calme ses troupes et donne un sens à l’événement en le traduisant en phrases, en narration, en compréhension. Il évoque alors cet embaumement dont son propre corps fera l’objet quelque temps plus tard et dont ce parfum est le premier indice.

 

Entre onction et embaumement

Deux images se rejoignent ici, d’abord l’onction, cet envoi en mission qui marque les prophètes ou les rois, ensuite les pratiques rituelles exercées sur le corps des défunts importants. En quelques mots, Marc place la scène sur un plan symbolique et forge une compréhension nouvelle pour ceux qui marchent à la suite de Jésus devenu Christ : de l’onction on est passé à l’embaumement, de la mission naît la Croix.

C’est donc sur un plan symbolique qu’il faut lire le passage. L’œil de l’exégète est attiré par quelques termes minutieusement choisis par l’évangéliste, passé maître dans l’art de la concision. On signale par exemple que le vase est « rompu », non pas cassé, brisé ou simplement ouvert. Il s’agit bien sûr du cachet qui le scelle, mais on ne peut échapper à ce mot placé là comme par inadvertance. Rompre est associé, dans le vocabulaire de la religion d’alors, à l’Alliance.

 

Rupture d’alliance comme le cachet du vase

Il s’agit donc pour le chrétien de comprendre un autre langage. En associant des mots théologiques à un acte concret, l’Évangile incite à changer de registre et à se situer sur le plan de l’Alliance, dont le sceau est rompu. Le grand prix du parfum guide aussi vers cette compréhension.

Ce n’est pas l’Alliance qui est brisée, mais le sceau qui l’enfermait dans le futur. Autrement dit, par l’acte de cette femme inconnue, le monde entre dans l’ère de l’accomplissement de la promesse divine.

 

Entre les lignes, une évocation de la Torah

À la suite des disciples qui parlent entre eux et s’irritent, Juda n’ouvre pas la bouche. Il déversera sa colère auprès de ceux qui peuvent l’entendre, dans un geste de vengeance, de dépit ou de lassitude, nul ne le sait. Nul ne sait jamais de quelle émotion négative la violence est précisément la conséquence.

En revanche on peut se demander ce que représentent les 300 deniers, sources de l’émotion des disciples. Or au moment de l’écriture de l’Évangile, chacun connaît ce qui concerne Juda et le prix de la trahison, 30 deniers. Entre les deux nombres, il y a bizarrement un rapport très précis de 1 à 10. L’Hébreu contemporain du Christ comprend sans effort. Dix, c’est un chiffre de tous les jours qui signifie la Torah, la Loi qui fait vivre l’être humain devant son Dieu. L’ouverture du sceau de l’Alliance a donc à voir avec le don de la Torah, comme si Dieu avait décidé d’entrer dans l’ère de l’accomplissement du monde.

 

Vitrail de l'église des Iffs (35) © BY-SA 3.0

Juda précipité vers la religion

Le message peut paraître ésotérique, il annonce néanmoins l’étendue de la surabondance divine. Face à ce qui ressemble fort aux prémices de la Grâce, apparaît l’humanité dans toute ses limites avec la figure de Juda, le disciple rationnel, celui qui reste dans sa colère.

De ce point de vue, Juda n’est pas méchant, juste un humain engoncé dans l’analyse, la factualité, les principes religieux et moraux. Pour lui, le scandale est de magnifier un geste incohérent. A-t-il voulu hâter le dévoilement du Christ, souhaitait-il mettre un terme à l’aventure ? Nul ne le saura. Mais cela ressemble aux efforts humains pour expliquer, comprendre, rendre cohérente la réalité spirituelle sans accepter de confier l’existence à une autre dimension, l’inspiration.

 

Les chrétiens ont perdu les références passées

En se focalisant sur le récit de la femme au parfum, le lecteur de l’évangile de Marc clôt la narration avec les mots de Jésus visant à accepter cette femme et annoncer sa propre mort. L’épisode de Juda fait alors partie d’une autre histoire. Pourtant, cette seconde narration commence sans aucune transition par une sorte de silence du texte. Le silence, ce que le récit ne raconte pas, dit alors en un déclic le travail intérieur de Juda, qui n’a rien dit à cette femme ni à Jésus, gardant intacte son émotion.

Le sens du silence entre les phrases est courant dans les textes bibliques, par exemple les psaumes. Le cheminement intérieur de l’humain n’est pas mentionné, lui laissant la liberté de ses pensées et la responsabilité de ses actes. Juda était juste un humain, comme tant d’autres. Les siècles suivants ont perdu ce sens des silences.

 

Focus - Où arrêter une histoire de la Bible ?

On a du mal à délimiter ce qu’on appelle une péricope, une unité de sens. Les éditeurs choisissent de couper les textes et ajoutent des titres. De plus, les textes originaux en hébreu ou en grec n’ont pas de séparation entre les mots. Ils sont enfin écrits sans voyelles en hébreu et en majuscules pour le grec. Par exemple, « NDMLCMPRDR » signifie « On a du mal à comprendre ». D’autres phrases peuvent sans doute correspondre ; la fiabilité du texte est souvent donnée par le sens et la tradition.

Marc de Bonnechose
Paroles protestantes Paris

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